11 septembre 2005

"Utopies libertaires et sociétés primitives"


"Concetto Nazionale" Valéry Grancher acrylique sur toile

Toutes utopies politiques, ou encore toutes utopies libertaires ont toujours eu pour objectif de s'établir sur un "topoï" idéologique définissant un espace, une temporalité propre, et par là même, un territoire. Le modernisme de nos sociétés a permis l'avènement de ces idéologies qui ont bien souvent trouvé dans les sociétés "primitives" ou "pré-moderne" comme le définit Philippe Descola, les références nécessaires à la fondation d'un tel "topoï"....
En effet de l'Amazonie primitive jusqu'aux libertaires du monde virtuel des réseaux, d'autres pensées stimulent et élargissent les sources et les expérimentations dans le temps et dans l'espace aux utopies libertaires. Elles forment un tissu de références que l'on retrouve tout au long des pages de la littérature de l'histoire des utopies et des anarchismes.

On peut dire qu'au regard de cette histoire, bon nombre d'auteurs socialistes idéalisent les sociétés "primitives", Engels pour le marxisme avec son étude sur l'origine de la famille ou encore Elie Reclus pour l'anarchisme. Ces traces libertaires sont surtout mises en avant à la fin du XIX ème siècle par l'anarchiste Pierre Kropotkine dan son ouvrage de 1902 "l'entraide, un facteur de l'évolution". Elie Reclus vers 1903 aborde des thèmes voisins dans son livre "les primitifs". Pour Kropotkine, l'importance "d'un mariage communal", et donc de formes de vies communes différentes de son(notre) époque marquent des sociétés où l'individualisme est peu développé. L'entraide (appui mutuel) y existe très souvent, et parfois s'exprime plus fortement que la "lutte pour la vie" que Huxley met alors en avant dans ses études...

Par ailleurs, en ce qui concerne les sociétés semi-libertaires, dont les indiens Jivaros font partie avec les Guayakis, Ona, Yahgan analysés par Pierre Clastre; je citerai dans une époque contemporaine le très bel ouvrage de Philippe Descola "Les lances du crépuscules, relations Jivaros, haute amazonie", qui permet de mieux préciser les concepts:
DESCOLA rappelle les analyses sur « l’utopie anarchiste » des Shuars, groupe jivaro souvent analysé, sans chef apparent et « sans unités sociales intermédiaires » (p.29). Ces jivaros présentent donc « l’image troublante d’une incarnation amazonienne de l’homme à l’état de nature, une espèce de scandale logique confinant à l’utopie anarchiste ».
L’autre groupe avec lequel il partage plusieurs années de vie (les Achuars) présente tous les traits d’un monde a-étatique, d’hommes libres, d’enfants mâles autonomes, sans structure sociale bien délimitée au premier abord. Mais l’aspect libertaire s’arrête ici : la guerre, plutôt la vendetta, instaure un climat de violence; les femmes sont cantonnées à des rôles bien précis et à une polygamie imposée, sans guère de chance de s’en sortir malgré la fuite apparemment fréquente dans ce milieu favorable aux fugitifs; les chefs sont absents, mais l’importance des « grands hommes », et des chamanes prestigieux permettent à DESCOLA de contredire ou tout au moins de nuancer l’analyse classique de Pierre CLASTRES. Malgré tout, l’utopie transparaît dans cette « société anarchique » (p.381) qui garantit de grandes différences et le droit à l’autonomie (p.444). Ce bel éloge vaut la peine d’être en partie reproduit : « Le dépassement d’une domination frénétique de la nature, l’effacement des nationalismes aveugles, une manière de vivre l’autonomie des peuples où soient combinés la conscience de soi et le respect de la diversité culturelle... ».

On comprend alors aisément à quel point les idéologies libertaires face à ces modèles de sociétés aient pu y trouver des références fondatrices. Le plus étrange est la façon dont ces références ont été recyclées par les sociétés primitives elles mêmes via le marxisme comme cela a pu être le cas pour les sandinistes du Nicaragua ou encore les Zapatistes du Chiapas, largement inspirés par le modèle politique des confédérations SHUARS fondées dans les années 60.
De nos jours le marxisme de façon symétrique à l'idéologie "jésuite" et "salésienne" a largement pénétré les communautés "primitives" un peu partout dans le monde. Les indigènes ont eu, si je peux me permettre, deux types de contacts avec le monde blanc:
- les évangiles
- Le capital de Marx et toute la littérature socialiste dont Engels.
Désormais la figure héroïque d'un Che Guevarra sillonant l'Amérique latine aidant à la résistance des guerillos, et campesinos dont bon nombre d'entre eux sont indigènes, devient une figure christique et on ne peut s'étonner de la similarité de la photo du Che mort et de cette peinture de Mantegna nous présentant de face le Christ mort...
Désormais rien de plus normal et non moins surprenant de voir un Marcos au nom des indiens du Chiapas, rappeler les préceptes de bases du socialisme selon Zapata au Gouvernement mexicain.
Ironie de notre monde, cette idéologie aura les mêmes dégâts que les campagnes d'évangélisation sur les communautés indigènes, car ainsi au travers d'un manichéisme binaire, une frontière délimite les bons des mauvais:
les évangélistes à la solde des grands pétroliers, les neo-marxiste défendant la liberté des indigènes face au grand capital. Et ainsi entre ces deux blocs, on ne compte plus les victimes, les indigènes qui n'ont plus comme choix de suivre l'un des deux blocs au prix de la perte de leur identité.
L'Amazonie est devenu au cours de ce siècle le laboratoire de nos idéologies utopiques et libertaires, mais à quel prix ?

Comme référence à ce post, je vous invite à consulter le dossier "Ressources sur l'utopie, sur les utopies libertaires et les utopies anarchistes" réalisé par Michel Antony, notamment la section 4 "Utopies libertaires dans l'espace et le temps" du chapitre 3. Dossier en ligne sur le site de la mission TICE de l'Académie de Besançon.

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